Trombinoscope
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Loin d’être exhaustive, cette rubrique propose une série de portraits de quelques femmes et hommes aujourd’hui disparus qui ont traversé l’histoire de la protection de l’enfance du XIXème et XXème siècles, qu’ils soient psychologues, anciens enfants placés, nourrices, travailleuses et travailleurs sociaux, hommes et femmes politiques, pédiatres, journalistes, etc. Bien que peu visibles, les femmes ont eu un rôle prépondérant dans ce secteur. C’est pourquoi une place particulière leur sera faite.
A

AISHA (BERNIER)
Née dans une cave en 1942, orpheline à deux mois et livrée à elle-même à 3 ans, Aïsha a un instinct de survie hors du commun et le combat chevillé au corps. C’est une enfant de la guerre. D’abord parce qu’elle est le fruit des amours d’un père algérien et d’une mère juive unis dans la Résistance, déportés et exterminés en camp de concentration en 1943. Ensuite, dans les décombres et les désordres de la Libération, âgée d’à peine trois ans, elle rejoint une communauté d’enfants vagabonds et sacrément débrouillards. Affamée, survivant de rapines, de mendicité et traquée par les gendarmes et les « braves gens », elle apprend la solidarité, la liberté et expérimente une forme de fraternité au sein de bandes d’enfants errants. Mais un jour de janvier 1948, recherchée par les services de « la sauvegarde de l’enfance malheureuse », Aïsha a le sentiment d’être littéralement « capturée ». À 6 ans, finie la vie buissonnière, elle entre à l’orphelinat. Révoltée contre cette « prison de la charité » elle pleure sa « république d’enfants » perdue. De manière inespérée, sa grand-mère vient la chercher : elle a à peine 7 ans, pèse 15 kilos et veut mourir… Pourtant, elle doit retourner à l’orphelinat au décès de cette dernière 6 ans plus tard. A 12 ans Aïsha est une adolescente meurtrie mais également aguerrie et forte de l’éducation apportée par sa grand-mère communiste. A l’orphelinat sa scolarité s’arrête au certificat d’études et elle devient ouvrière agricole jusqu’à 21 ans. Elle tire de ces années une expérience traumatique mais aussi une analyse critique sans concession et un esprit très combatif. Militante pour l’indépendance de l’Algérie, elle y passe quelque temps dans les années 60 pour défendre la condition de la femme et y officie comme aide-soignante. De retour en France, à Toulouse en 1965, elle devient travailleuse familiale mais est victime d’un accident qui la laisse paraplégique. Devenue mère, infirmière dans un hôpital parisien, elle se mobilise de nouveau pour lutter contre la discrimination à l’emploi faite aux personnes handicapées. Après une grève de la faim en 1972, elle obtient avec le soutien d’autres militantes son reclassement et le Comité de lutte des handicapés (CLH). Puis elle prend la plume, avec une implacable lucidité critique. Avec son témoignage-enquête La décharge publique, elle revient sur son expérience traumatique à l’Assistance Publique et poursuit son combat contre la violence institutionnelle et les différentes formes de maltraitance en donnant la parole aux « emmurés de l’Assistance ». Au début des années 1980, elle est journaliste au journal Bankalement vôtre qui a pris la suite de Handicapés méchants (1973). En 1986, elle publie un recueil de poèmes, Des mots pour le présent, puis l’on perd sa trace. « Je suis d’un courant d’air Mais d’un air courant Je suis une insoumise » Texte : Séverine Dard et Mathias Gardet D’après La décharge publique. Les emmurés de l’Assistance, Maspéro, 1980, par Aïsha et Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Karthala, 1984, par Jean Déjeux

ALCINDOR Emile (1875-1913)
Docteur en droit et avocat à la cour d'appel de Paris (1896-1898), Emile Alcindor entre en 1898 comme rédacteur au ministère de l'Intérieur. En 1908, il devient inspecteur général des services administratifs. Spécialiste des questions d’assistance, il est nommé secrétaire général adjoint de la Société internationale pour l'étude des questions d'assistance, fondée en 1889. Il est l’auteur d’un important rapport sur les prisons (1909), mais ce sont ses écrits sur l’assistance à l’enfance qui restent les plus marquants : le livre Les Enfants assistés (1912), le rapport Pouvoir de l’Assistance publique sur ses pupilles (1912), les articles concernant l’Assistance publique dans le Nouveau dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson (1911). Émile Alcindor décrit précisément les conceptions de l’Assistance publique et les débats qu’elle suscite au début du 20° siècle. Dans les discussions sur les différentes modalités de prise en charge de l’enfance malheureuse, il porte un regard très négatif sur l’éducation collective et les internats : selon lui, les enfants, en s’habituant à un milieu fermé, deviendraient inadaptés au monde dans lequel ils devront s’insérer. À ce modèle qui a les faveurs de certains de ses contemporains, il oppose une vision idéalisée du placement nourricier à la campagne. Reprenant les termes de l’Assistance Publique de Paris, il désigne les parents nourriciers sous le nom de « parents adoptifs ». À ses yeux, dans ce type de placement, l’enfant serait en effet traité comme l'enfant de la maison et s’enracinerait dans sa famille de substitution et son milieu d'accueil. Non seulement les effets de la défaillance des parents de naissance -abandon, exploitation, maltraitance- seraient ainsi réparés, mais l’enfant serait également coupé d’un milieu d’origine amoral et corrupteur et protégé des vices de la ville. Ce modèle de la parenté nourricière a eu, jusqu’à nos jours, une forte influence en Europe, où il existe toujours dans certains pays comme la Suisse, la Belgique ou l’Allemagne, encadré par les « recommandations du conseil de l’Europe sur la famille nourricière » (1987). Sa conception et sa pratique ont cependant évolué, puisqu’il n’est plus un modèle substitutif mais vise désormais la pluriparentalité, parents et parents nourriciers devant nouer des ententes et collaborer dans l’intérêt de l’enfant. Les descriptions et analyses d’Emile Alcindor visent une approche scientifique de l'enfance, qui se traduit alors par une intense activité classificatoire ; à la même époque, Alfred Binet et Théodore Simon créent l'échelle métrique de l’intelligence (permettant d’orienter les enfants en fonction de l’évaluation de leur âge mental). Il distingue ainsi quatre catégories de pupilles : les « pupilles ordinaires » ; les « sujets d’élite » (pouvant bénéficier de la méritocratie républicaine et de la promotion par l’école) ; « les infirmes et les incurables » (« anormaux d’école » et « anormaux d’hospice ») ; les « pupilles difficiles » (considérés également comme « vicieux », du fait de leur hérédité et de l’éducation qu’ils ont reçue). Émile Alcindor considère que les pupilles difficiles ou anormaux sont impropres au placement familial, et doivent être confiés à des établissements spécialisés de soin ou de redressement. Ce tri drastique, qu’il théorise mais qui, dans les faits, est déjà pratiqué depuis le début du XIXe siècle, repose à la fois sur la science et sur une certaine idée du paternalisme d’État : comme un « bon père de famille », l’Assistance publique doit rééduquer l’enfant « vicieux » en utilisant la « correction paternelle », le confier à l’asile qui le soignera s’il est anormal, lui permettre d’étudier s’il est doué. Texte : Philippe Fabry