LECOANET Maria (1855-1946)

Née le 28 avril 1855 à Plombières (Vosges), Maria Lecoanet est la fille naturelle d’une brodeuse célibataire d’Epinal et d’un père inconnu. Orpheline de mère à 9 ans, elle est recueillie par son aïeule maternelle, mais sans ressource, elle doit subvenir très tôt à ses besoins. A 14 ans, elle est mise en apprentissage. En 1871, elle travaille dans une maison de couture à Epinal qu’elle doit bientôt quitter à cause du manque de travail.

Le 13 juin 1871, sa sœur aînée Lucie la place provisoirement au couvent du Bon Pasteur à Nancy en qualité de préservée sur la recommandation d’une religieuse enseignante. Elle y est affectée aux travaux délicats de broderie appelés « jours » dans lesquels elle excelle rapidement. Huit mois après son entrée, sa sœur qui vient de se marier propose de l’emmener avec elle, mais sous l’influence de la surveillante générale, la Mère du Mont-Carmel, Maria refuse. Au fil des années, le surmenage et le manque de nourriture substantielle la rendent malade. On la croit phtisique et elle est rendue à sa soeur à Xertigny le 22 janvier 1877. Sa santé recouvrée, elle craint de devenir une charge pour sa soeur et retourne moins de six mois après au Bon Pasteur sur l’incitation de la Mère du Mont-Carmel.

Bientôt, sa santé se dégrade de nouveau et elle devient presque aveugle. Les lettres qu’elle écrit à sa soeur ne parviennent pas à destination. En 1887, le médecin doit intervenir pour l’extraire de l’atelier, mais les remèdes prescrits lui sont refusés au motif qu’ils sont trop coûteux. Il faut attendre le 12 mars 1889 pour que, grâce à l’aumônier qui a fait passer l’une de ses lettres en cachette, elle rejoigne enfin sa soeur à Paris.

Après six mois de convalescence, Maria Lecoanet toujours affaiblie occupe difficilement de menus emplois. En 1897, sans ouvrage, elle sollicite un secours du Bon Pasteur. Sans réponse, elle demande l’assistance judiciaire à Nancy, puis à Paris et à Angers, sans succès. Mais en 1899, la révélation de la première "affaire du Bon Pasteur" soulevée en 1894 par l’évêque de Nancy, lui attire l’intérêt de la presse et le soutien de la Ligue des droits de l’homme. Elle attaque le Bon Pasteur en justice le 27 mars 1901 et, après avoir mobilisé de nombreux témoignages en sa faveur, Maria Lecoanet obtient réparation à hauteur de 10.000 francs de dommages et intérêts à la Cour d’appel de Nancy le 28 février 1903.

Le 1er août, elle épouse à 48 ans Jean Nouailles, un cantonnier corrézien de 37 ans, avec lequel elle part refaire sa vie à Egletons. Elle y décède le 24 février 1946.

Texte  : Sylvain Cid

Documents

Bibliographie

  • Tétard (Françoise), Dumas (Claire), Filles de justice : Du Bon Pasteur à l’Education surveillée (XIXe-XXe siècle), Beauchesne, 2009, 516 p.
  • Sieklucki (Jean-Michel), Le procès du Refuge de Tours : Histoire d’un scandale oublié, 1903, Editions Lamarque, 2020, 140 p.

Sitographie

https://data.decalog.net/enap1/Liens/fonds/F7A42.PDF

Images

La maison Joseph Crouvezier, 1894

Source : Lettre à en-tête de la Maison Crouvezier adressée au Grand Chancelier de la légion d’honneur, 18 avril 1894. Archives Nationales, dossier de légion d’honneur de Joseph Pierre Crouvezier, LH//635/40 lien Leonore

Fondée en 1804 à Nancy, la maison de lingerie dirigée depuis 1859 par Joseph Crouvezier (1828-1907) s’installe à Paris, 24 rue du Sentier, vers la fin du Second Empire. Cette lettre à en-tête de la société en 1894 rappelle la dizaine de récompenses reçues depuis 1823. Il s’agirait de "la plus ancienne maison de broderies à la main" (Figaro, 1882), "la seule qui ait résisté victorieusement à l’assaut donné par la broderie mécanique" (Le Temps, 1889).
En 1895, un guide d’exposition signale parmi les trois collaboratrices de Joseph Crouvezier une certaine "Madame Marie de Saint-Irénée" pour les « jours ». Celle-ci, qui n’est autre que la supérieure du Bon Pasteur de Nancy, fait profiter la maison de lingerie du travail de ses ouvrières spécialisées à bas coût. En 1878, l’Exposition universelle qui s’est tenue à Paris, et pour laquelle Maria Lecoanet et ses camarades ont été rudement mises à contribution, dès 3 heures du matin à la belle saison, a récompensé la maison Crouvezier d’une médaille d’or et le Bon Pasteur de Nancy d’une médaille d’argent.

Texte  : Sylvain Cid

Mgr Turinaz, l’évêque en lutte contre le Bon Pasteur (1897)

Source : La France à Reims en 1896 : bulletin des fêtes du XIVe centenaire du baptême de Clovis et de la France, n°30, 15 janvier 1897. Par G.Garitan — Travail personnel
CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?«curid=39655955»

En 1893, l’évêque de Nancy Charles-François Turinaz s’émeut des « dépenses somptuaires » que le Bon Pasteur de sa ville engage dans la construction d’une chapelle. Après la découverte de la fausseté des comptes qui lui ont été présentés jusqu’ici, puis l’hostilité déclarée des sœurs vis-à-vis de l’aumônier nommé par lui, jugé trop complaisant avec les filles, l’expulsion brutale de 60 d’entre elles jugées complices de ce dernier finit par mettre le feu aux poudres. Mgr Turinaz porte l’affaire à Rome et produit coup sur coup deux mémoires en 1894 et en 1895. Pièces à l’appui, il y fustige des dépenses sans contrôle, un enrichissement par l’exploitation du travail des filles, l’absence totale d’aide à leur sortie, les exposant à la misère et à la prostitution… ainsi que des travaux de broderie ajourée ne pouvant servir « qu’à des courtisanes ». Il sort défait de cette confrontation interne à l’Eglise, au point que l’affaire fait jurisprudence en entraînant la suppression du pouvoir de contrôle des évêques sur les établissements du Bon Pasteur de leur ressort. Pour autant, quelques années plus tard, l’autorité morale de ce réquisitoire musclé, une fois médiatisé, apporte un crédit inespéré au témoignage de Maria Lecoanet dans l’opinion publique.

Texte  : Sylvain Cid

Le journal L’Aurore et « les secrets des couvents » (1899)

Source  : L’Aurore, 21 septembre 1899, p. 1 lien Gallica

Le jour où elle découvre l’édition du 21 septembre 1899 du journal L’Aurore, Maria Lecoanet est encore en butte depuis deux ans à toutes les difficultés pour obtenir une assistance judiciaire dans sa plainte contre le Bon Pasteur de Nancy. Sous une manchette liée à l’affaire Dreyfus (le journal s’est signalé l’année précédente en publiant le célèbre « J’accuse ! » de Zola), le numéro porte en deuxième gros titre : « Les secrets des couvents ». L’article afférent reprend de larges extraits du mémoire à charge commis en 1894 par Mgr Turinaz, un document confidentiel récemment découvert dans les Analecta Romana (recueil judiciaire du Saint-Siège) par un journaliste du Journal. Le 26 septembre, Maria Lecoanet adresse son propre témoignage au journal L’Aurore et le 1er octobre, sa lettre accompagnée de son interview sont publiées. La médiatisation de son affaire est en marche ; la presse sera au rendez-vous de chacun de ses épisodes jusqu’à son dénouement victorieux en 1903.

Texte : Sylvain Cid

La Ligue des droits de l’homme à la rescousse (1899)

Source  : Portrait de Francis de Pressensé, membre fondateur et président de la Ligue des droits de l’homme de 1903 à sa mort en 1914, intitulé "Un ami de la justice, M. Francis de Pressensé", dans : René Dubreuil, L’Affaire Dreyfus devant la cour de cassation, édition populaire illustrée, Paris, Stock, 1899. Auteur : Léon Ruffé
Domaine public

Fondée en 1898 dans le sillage de l’affaire Dreyfus, la Ligue des droits de l’homme s’implique dans l’affaire du Bon Pasteur de Nancy dès l’année suivante. Au plan politique d’abord, par le long et rude réquisitoire porté à la Chambre des députés par Eugène Fournière en novembre 1899 ; au plan judiciaire ensuite. En 1900, après avoir qualifié de « monstrueux » le jugement déboutant Maria Lecoanet, la Ligue l’assiste en la personne de Me Eugène Prévost, l’artisan de sa victoire dans le procès en appel. Après 1903, si la Ligue accepte de soutenir encore la cause de Mélanie Laurent en refusant l’argent proposé par Maria Lecoanet, elle fait surtout campagne pour réformer une assistance judiciaire totalement hors de portée des justiciables. Facilement accusée de procès politique, la Ligue ne souhaite ni se substituer durablement à l’assistance judiciaire, ni même se poser en ennemie des congrégations. En 1906, Eugène Prévost publie d’ailleurs une brochure élogieuse sur l’Atelier-Refuge de Rouen qu’il érige en contre-modèle du Bon Pasteur de Nancy.

Texte : Sylvain Cid

Le Palais de justice de Nancy (ca 1910)

L’avenue de la Gare à Egletons (ca 1925)