Mise en nourrice
De l’orée du xviiie siècle à l’ordonnance du 2 novembre 1945 de création des services de Protection Maternelle et Infantile qui pose les premiers jalons du statut d’assistante maternelle, la mise en nourrice constitue un mode de maternage et une activité économique particulièrement répandus en France, atteignant des sommets nulle part égalés en Europe. Rouage essentiel du fonctionnement de l’organisation familiale de la fin du xviiie au début du xxe siècle, elle est l’expression de la partition sociale et sexuée de la prise en charge de l’enfance qui veut que l’on confie alors toujours son enfant à plus démuni que soi.
Si jusqu’au xviie siècle, la mise en nourrice constitue une pratique réservée à l’aristocratie et à la bourgeoisie urbaine, au xviiie siècle, cette dernière explose et se développe dans les classes populaires urbaines où les femmes placent leurs enfants pour pouvoir travailler à plein-temps : à Paris et à Rouen c’est près d’un enfant d’artisan sur deux qui est placé en nourrice. De cette massification perçue par les pouvoirs publics comme l’avènement d’un vaste « trafic de nourrissons » découle une mise en administration du marché nourricier. Les déclarations royales de 1715 et 1727 et la promulgation en 1781 d’un Code des nourrices marquent les débuts d’une organisation hospitalière, sanitaire et policière du commerce nourricier. Il pose les fondements d’une mise sous tutelle étatique et municipale qui culmine dans la loi Roussel relative à la protection de la petite enfance et à l’encadrement systématique des enfants placés en nourrice de 1874.
Cette massification du marché nourricier et sa mise en administration se traduisent par un « grand enregistrement » des nourrices. Les pièces maîtresses sont le registre de placements qui consignent l’identité des parents et des nourrices, les certificats médicaux et administratifs et, à partir de 1874, le carnet de nourrice, outil de veille sanitaire et d’éducation maternelle. Cette documentation capte une population plurielle évoluant entre ville et campagne. Ces femmes peuvent être nourrices « sur place », accueillant chez elles les enfants qui leur sont confiés par des familles ou l’Assistance publique, ou nourrices « sur lieu » travaillant alors directement dans les hospices ou au domicile des familles qui les emploient, généralement issues de la grande ou de la moyenne bourgeoisie. De ce mode de recrutement découlent des profils, des trajectoires et des rémunérations fortement différenciés.
La mise en nourrice ne diminue véritablement qu’au début du xxe siècle. Tout au long du xixe siècle, elle prospère dans les régions pauvres peu spécialisées et tenues à l’écart des révolutions industrielles. Sa fréquence s’établit alors aux alentours de 10 % à l’échelle nationale, mais varie considérablement selon les localités et la taille des villes puisque les grands centres urbains placent entre 1/3 et 2/3 de leurs nourrissons. La Première Guerre mondiale constitue un point de rupture décisif, notamment en raison de la pénurie des nourrices qu’il a entraînée. La crise de l’emploi féminin dans l’entre-deux-guerres, le développement du lait maternisé de même que la généralisation de nouveaux modes de gardes (crèches et garde de jour) et l’évolution de la fonction nourricière vers une fonction de garde et de soins avec l’ordonnance de 1945 signent la fin des nourrices, supplantant définitivement, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, une pratique plusieurs fois séculaire. Elle continue pourtant de marquer la prise en charge de la petite enfance, le terme de « nounou », terme infantilisant venu de nourrice, désignant aujourd’hui très largement les auxiliaires parentales.
Texte : Clyde Plumauzille
Bibliographie
- Cadoret (Anne), Parenté plurielle. Anthropologie du placement familial, Paris L’Harmattan, 1995.
- Faÿ-Sallois (Fanny), Les nourrices à Paris au xixe siècle, Paris, Payot, 1980.
- Ibos (Caroline), Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Paris, Flammarion, 2012.
- Rollet-Echalier (Catherine), La Politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, Paris, INED/Presses Universitaires de France, 1990.